Comment j’ai expliqué
la pandémie à ma fille
de 7 ans
By Fabienne Hara, à Paris
J’ai longtemps cherché mes mots pour expliquer à ma fille de 7 ans pourquoi elle devait cesser soudainement d’aller à l’école et rester enfermée 23 heures par jour dans un appartement à Paris. Je lui ai dit: alors voilà, le monde doit s’arrêter parce ce que le coronavirus, venu par avion et provenant d’animaux sauvages en Chine, peut rendre les gens très malades, surtout les personnes âgées ou fragiles. Les experts affirment qu’il faut s’isoler pour protéger ces personnes de la contagion que nous pourrions leur transmettre, et aussi pour que les docteurs et les chercheurs disposent de plus de temps pour trouver les bons médicaments et les bons vaccins.
Je cherchais à expliquer ces choses et en même temps il fallait bien les relier à des discussions antérieures, non moins importantes: eh non, le monde ne s’arrête pas parce qu’il faut ralentir le réchauffement de la planète et le pillage de ses ressources. Il ne s'arrête pas parce que nos modes de vie menacent l’avenir de l’humanité. Il ne s’arrête pas non plus parce la guerre est trop horrible, comme en Syrie ou au Sud Soudan, ni parce ce qu’il y a trop de violence, trop de réfugiés, trop de pauvreté et trop de gens qui se noient chaque année en traversant la Méditerranée en quête d’une vie meilleure.
Au coeur de la pandémie je me suis interrogée, au fond, sur cet horizon moral qui semblait placer en bas de notre hiérarchie de priorités l’éducation, l’emploi et tant d’autres questions fondamentales pour l’avenir des jeunes.
Ma fille a rétorqué que l’on aurait mieux fait de laisser tranquilles les chauve-souris et les pangolins dans leur forêt. Elle a ajouté qu’un pays riche comme la France n’avait tout compte fait pas de supers pouvoirs contre la mort. Elle s’est interrogée sur le sort de ceux qui n’avaient pas de maison. Mais elle a accepté le confinement - en pensant à ses grands-parents et au danger qu’elle puisse les contaminer.
On a fait l’école à la maison. Et aussi la récré, les cours de musique, de gym, de danse et de dessin. J’ai puisé dans l'éducation que j’avais reçue. On a joué aux femmes préhistoriques qui peignent les murs de leur caverne. On a joué à braquer l’école - façon “Les Daltons”, avec des masques et faux pistolets. Le soir, on a dessiné des tags de fleurs sur les trottoirs un peu partout dans le quartier. Par Skype on a organisé des rendez-vous amicaux, des concours de chansons et des jeux. A 20 heures à la fenêtre on a applaudi les soignants. On a regardé les étoiles briller la nuit dans le ciel de Paris.
J’ai essayé de rester gaie pour la protéger le plus possible de l’hystérie générale, du décompte macabre qui envahissait quotidiennement les médias. Et aussi pour lui cacher ma peine en pensant à la souffrance des gens seuls, et à ceux qui dans notre quartier vivent trop nombreux dans de tout petits appartements, ou dans la rue. En pensant aussi aux femmes et aux enfants battus, vulnérables vingt-quatre heures sur vingt-quatre. A ceux dont les douleurs psychiques ou maladies chroniques n’étaient plus prises en charge. A ceux qui mouraient dans la solitude, privés de dignité. Je pensais aussi à l’insécurité alimentaire qui ne manquerait pas de s’aggraver dans des pays les moins avancés, et à la probable régression des acquis de la lutte contre la pauvreté en Afrique.
Je n’ai pas réussi à beaucoup (télé)travailler.
J’avoue qu’après quelques moments de sidération et d’ajustement, j’ai eu beaucoup plus de mal que ma fille à accepter la situation. Vivre sous cette cloche hygiéniste imposée d’en haut m'était difficile. C’est devenu encore moins tolérable quand il est apparu que le gouvernement proposait des doctrines sur les masques et les dépistages visant à maquiller l’absence de stocks. Ou lorsqu’il envoyait des messages paradoxaux sur la tenue des élections municipales. Ou encore lorsqu’on apprit qu’il y avait débat entre médecins sur la nécessité du confinement à l’échelle de tout le territoire national, alors que seules les régions d’Ile de France et du Grand Est étaient vraiment touchées.
Dans ce contexte, la rhétorique guerrière d’un pouvoir présidentiel hypertrophié m’a paru décalée, et même un grave contresens au regard de l’histoire. Qui, parmi les dirigeants politiques actuels, a la moindre expérience de ce qu’est une guerre? Nous serions aujourd’hui en guerre contre qui? Contre quoi ? Contre la vie sauvage et les maladies qui circulent après des déforestations infligées par l’homme? Est-il sage de donner l’impression aux jeunes générations que nous aurions une guerre à remporter contre la nature et ses « terroristes » microscopiques et invisibles? Est-ce juste, alors que l'impératif écologique serait bien plutôt de nous réconcilier avec elle?
La toute puissance du néolibéralisme, avec sa croyance infinie en l’innovation et son ivresse de croissance, avait fini par nous faire croire que nous étions invincibles et immortels dans notre bulle technologique - comme détachés du vivant et du tragique de l’histoire.
Alors, bien sûr, je me suis réjouie de la réhabilitation du service public, et de l’idée qu’un État providence 3.0 puisse intervenir pour gérer la crise post-pandémie. Le gouvernement avait poursuivi ces dernières années la politique de coupes dans les budgets de la santé, il avait ignoré les grèves des urgentistes ainsi que la démission massive des chefs de services hospitaliers de leurs tâches administratives. Le gouvernement avait aussi beaucoup critiqué l’école publique. Le pouvoir présidentiel avait même considéré en 2017 que l’on « dépensait un pognon de dingue » dans les aides sociales.
Mais le retour d’un Etat plus fort est aussi dangereux dans le contexte actuel. Le confinement a atomisé le rapport du citoyen à l’État, il l’a isolé par rapport à certains corps intermédiaires ou actions de groupe. J’ai senti à quel point la distanciation sociale nous rendait vulnérables au contrôle politique. La succession des lois d’états d’urgence, le gel des droits civiques et des libertés publiques, a conduit à un accroissement fou de la surveillance policière et digitale pendant cette période. Cet État qui introduit une amende de 135 euros (pour violation des règles de confinement), qui a laissé éborgner et blesser des manifestants pendant la longue crise sociale des gilets jaunes, et qui a interdit les manifestations le plus longtemps possible - quand cesse-t-il d’être protecteur ?
L’injonction « Restez chez vous ! » m’a poussée, par la force des choses, à mieux définir les contours de ce « chez nous » : l’habitation, la grande ville, le pays où l’on vit, son type de gouvernement, le continent européen, l’Occident, le monde ? J’ai regardé cela en face, je me suis demandée ce que j’aimais ou non, si je m’y sentais en sécurité avec ma fille, ou non. J’ai examiné d’autres possibles. Au final, le sentiment est mitigé : être chez soi n’est pas inconfortable à court terme, mais ces deux mois m’ont surtout permis de beaucoup réfléchir, de mieux percevoir à quel point les choses ne sont pas immuables, d’imaginer une autre vie, un autre gouvernement, une autre Europe, un autre monde. Et de laisser s’exprimer des désirs profonds de changement.
Voici un poème écrit par ma fille pendant le confinement:
Pangolinade :
Les pangolins aux écailles de pommes de pin
Sont sortis des forêts chinoises
Et nous voilà enfermées dans notre grotte de Lascaux
A peindre sur les murs la nature qui nous gronde
Et nous cherche des noises